On a longtemps confondu bonne photographie et belle photographie.
La photographie étant, par définition, l’art de reproduire la réalité, celui qui arrivait le mieux à retranscrire la beauté dans une image remportait alors le suffrage des spectateurs.
Susan Sontag note dans son ouvrage “Sur la photographie” : « Dans les premières décennies de la photographie, on attendait des photos qu’elles fussent des images idéalisées. C’est encore ce que recherchent la plupart des photographes amateurs, pour lesquels une belle photo est la photo de quelque chose de beau, une femme par exemple, ou un coucher de soleil. En 1915, Edward Steichen photographiait une bouteille de lait sur l’escalier de secours d’un immeuble populaire, un des premiers exemples d’une tout autre conception de la belle photo. Et depuis les années 1920, les photographes ambitieux, ceux dont les œuvres entrent dans les musées, se sont écartés toujours davantage des sujets lyriques, explorant consciencieusement l’ordinaire, le terne, l’insipide.»
L’esthétisme a donc longtemps été le support conscient et inconscient de la photographie. Ceci a d’ailleurs donné lieu aux fameux concours photo où le jury départage les images des concurrents par des notes. Ainsi, une photo notée 16/20 est supposée meilleure (c’est-à-dire plus belle et donc forcément bonne) qu’une autre photo notée 12/20.
Ce système de notation perdure toujours, même dans les concours d’auteurs où l’on cherche à noter – en dehors du travail présenté – la prise de position du photographe. Le jury du World Press Photo base sa sélection également sur une « notation » qui compare les différents travaux présentés entre ceux qui sont pertinents et esthétiquement forts par rapport à ceux qui le sont moins. Il en va curieusement à l’identique dans l’art contemporain avec le jugement du Prix HSBC, même si la démarche semble à première vue plus axée sur le signifié (au sens de représentation mentale du concept associé au signe)… encore que…
Ainsi pour de nombreuses générations, la bonne photographie était « une belle représentation du monde ». Ce concept existe toujours. Il suffit d’aller sur Instagram pour voir que les images les plus « likées » sont celles qui provoquent un « Wahouuu… » immédiat, consécutif à un mélange de surprise (pour le sujet) combiné à l’aspect harmonieux et plaisant de l’image pour l’œil !
Avec la photographie contemporaine – dite malencontreusement « photographie plasticienne » – la donne change. En effet le nouveau paradigme est de représenter un concept. Plus exactement de conceptualiser au travers des images une pensée propre à l’artiste. Il faut avouer qu’il est franchement impossible de noter les artistes sur de tels critères. Ce qui signifie que même le jury d’un prix comme celui de HSBC est confronté à ce casse-tête ! Ainsi, proposer une photo plasticienne, disons de Thomas Ruff par exemple – et sans explication bien sûr – à un jury de concours fédéraux issu de clubs photo, c’est accepter qu’elle se fasse ratatiner avec un 10/20 !
Je cherche juste à expliquer ce qui est si difficile à comprendre pour un grand nombre de photographes habitués à une belle photographie. Le changement est aussi important que de changer d’univers. Il y a conflit entre l’œil et le cerveau. L’œil cherche inconsciemment l’harmonie, habitué depuis des siècles, voire des millénaires, à percevoir la structure de ce qui est considéré comme le Beau. Le cerveau cherche, lui, à se débarrasser de cette cage mathématique qui a forgé le nombre d’or ou la règle des tiers. Pour lui l’idée doit se concrétiser par du sens et non par un subtil jeu esthétique. Cependant, et c’est bien là le grand problème de la photographie plasticienne, le cerveau a besoin d’un support intellectuel, d’une note d’intention à minima, d’un livre à maxima. Comment expliquer une démarche abstraite qui n’est parfois que suggérée, comme dans l’œuvre de Jeff Wall, s’il n’y a pas le support des mots ? Comment comprendre sa photo « Picture for woman » de 1979. Il y est impossible de détecter qu’il s’agit d’une « visite » au tableau de Manet « Un bar aux Folies-Bergère » si on ne nous le dit pas… De même dans la série des immenses portraits d’identités de Thomas Ruff, où les personnages s’imposent une neutralité absolue, il est difficile, sans une indiscrétion de l’auteur quelques années plus tard, d’y voir le désir de camoufler même sur sa photo d’identité ses sentiments personnels à l’époque de la DDR et de sa tristement célèbre police, la Stasi, de peur de passer pour un contre-révolutionnaire !
Comme me le disait un jour John Batho : « Nous avons les clés mais nous ne les donnons pas ! ». Il est clair que ces clés sont dévoilées dans les écoles des beaux-arts et autres institutions habilitées à décerner des Masters et des Doctorats dans le domaine de l’art. Ceci signifie qu’outre le fait qu’il soit important de maîtriser le langage dans la photographie plasticienne, il est nécessaire d’avoir étudié l’histoire de l’art pour saisir le « discours silencieux » des nouveaux auteurs, même si certains utilisent le texte (souvent truffé de néologismes impressionnants). D’ailleurs les nouveaux auteurs qui marquent leur temps sont presque tous titulaires des diplômes adéquats ou ont fréquenté les écoles les plus prestigieuses comme celle de Düsseldorf. Sans la connaissance de cette évolution artistique, qui aux travers des transgressions du XXe siècle a été complètement bouleversée, il est difficile de comprendre l’évolution de la photographie aujourd’hui.
Ainsi dire qu’une photo est bonne dépend du point de vue où l’on se place. Considérer qu’une photo de Cartier-Bresson, ou plus près de nous de Salgado, reçu à l’Académie française, est bonne signifie qu’elle est cadrée idéalement, que la lumière y est transcrite parfaitement et que l’action qui s’y déroule est forte et originale. Mais pour un curateur plasticien, une telle photo sera certes intéressante, mais dénuée d’intérêt car traduisant la capture d’un moment donné… et non pas la réflexion d’un auteur sur un moment donné. C’est d’ailleurs là que nous percevons l’une des difficultés de la photographie contemporaine. Alors qu’une seule photo de reportage (par exemple) permettait immédiatement de comprendre une situation donnée, le plasticien a souvent besoin d’une série pour exprimer son ressenti au monde. Il doit également s’aider du texte, comme je l’ai indiqué plus haut, sauf à vouloir jouer à colin-maillard avec le spectateur.
La photographie dite plasticienne doit donc s’exhiber dans des lieux spécifiques dédiés où le visiteur sait ce qui l’attend. Il s’agit de temples où l’on célèbre l’avant-garde… On peut remarquer, cependant, que certains des plus anciens protagonistes sont déjà entrés dans les musées populaires (Jeff Wall, Thomas Ruff , Thomas Struth, Cindy Sherman, Andrea Gürsky etc.). Tout est question de temps…
Il aura fallu 30 années environ aux contemporains des Impressionnistes pour qu’ils soient acceptés (et on connaît aujourd’hui le succès de ces maîtres anciens), il en sera de même de la photographie dite plasticienne… qui à son tour sera digérée et remplacée par une autre forme visuelle. On n’arrête pas le monde de la représentation…