La photographie tend à explorer par une multitude de façons la complexité de la condition humaine, cette volonté d’expansion de la réflexion et de la pensée se traduit par la manière dont les artistes investissent les espaces d’expositions. Depuis les années 90, la dissémination d’images selon des arborescences protéiformes se présente comme un mode d’expression artistique adapté à retranscrire les préoccupations sociales et intellectuelles d’une époque mouvementée.
Imaginez être allongé sous un ciel scintillant de plusieurs dizaines de milliers d’étoiles, s’offre à vous une multitude de possibilités pour déceler des groupements d’astres célèbres, imaginaires et éphémères. Les étoiles entretiennent des espaces d’éloignements et de proximités entre elles qui donnent visuellement naissance aux constellations. Dans les agencements-constellations, le discours naît à partir du lien qui se forme entre les photographies; certaines captent notre regard et d’autres moins visibles demandent plus de concentration.
«L’agencement-constellation est une disposition éclatée de photographies au caractère fragmentaire, en propension.* ». Il est caractérisé par un flux d’images qui s’épand sur le mur, composé de contenus de tailles différentes et d’une diversité de supports d’impression. L’agencement par constellation est une œuvre en soi, un tout éphémère, qui existe seulement lorsque l’exposition est visible, pour laquelle il est spécifiquement conçu. C’est par l’édition de livres d’artistes et à travers les clichés réalisés lors de l’événement qu’existent les traces mémorielles de l’agencement dans l’espace.
* “citation” * cf. Anne Immelé, Thèse de doctorat, 2007, Strasbourg, Séquences-disjonction, séquences-évocation et agencements-constellation dans les pratiques photographiques contemporaines (1989-2005)
Où commence l’agencement photographique en constellation ?
La constellation prend vie à partir du vide, des murs blancs du lieu d’exposition, synonyme d’un niveau zéro de la pensée. Le contenu prend un sens au fil des images ajoutées et mises en relation les unes par rapport aux autres par l’artiste. Comme un réseau neuronal, les liens entre les images matérialisent la succession des strates de pensée. Le développement d’un mode d’expression à la forme arborescente et « archipelique », traduit un état d’évolution de la réflexion artistique, une volonté d’illustrer le flux de la pensée en faisant éclore des rapports entre les images. Les liens que nous établissons entre chaque photographie nous renvoient à des projections de notre imaginaire, culturel et symbolique.
La constellation se déploie comme un livre de photographies visible en 3D. Nous pouvons aborder des chapitres avant d’autres, nous attarder sur une image, et le sens de lecture global est indiqué par la structure même de l’agencement. Ces agencements ont en commun avec l’édition l’utilisation de pauses. Des images créent un arrêt dans l’appréciation de l’ensemble, une pause de lecture, comme une page blanche, une image totalement noire, une sorte de niveau zéro de l’information visuelle qui permet une appréciation différente, amplifiée, de l’image suivante.
Les différents niveaux de rapports entre les images au sein d’une constellation sont la structure même de l’œuvre, ils dépendent de l’espace vide entre les images, de leur taille vis-à-vis de celles qui l’entourent. Dans leurs agencements, les artistes chevauchent parfois les limites de la visibilité, de la surcharge, de l’allègement pour figurer les barrières de la pensée humaine. L’agencement par constellation questionne les limites du partage des idées, en matérialisant le degré de proximité entre chaque image, l’artiste cartographie sa réflexion et guide notre regard dans un cheminement en flux.
L’agencement photographique en constellation partage des similarités avec l’installation, la limite entre les deux modes d’expression artistique est floue, d’autant plus lorsque l’exposition mobilise le médium vidéo. Les accrochages de Suzanne Lafont assemblent image fixe et image en mouvement, l’artiste passionnée de cinéma, confronte les modes d’expressions plastiques pour parvenir à une expérience sensitive et symbolique globale.
Quelles formes pour les constellations ?
L’agencement par dissémination photographique est atypique car il mobilise plusieurs genres de la photographie : le portrait, la scène de genre, le paysage, le gros-plan, mais aussi le documentaire, l’esthétisme. Il confère à chacun une charge émotionnelle ou narrative venant compléter l’ensemble. Ce mode d’agencement est également interdépendant des formes préexistantes d’exposition de l’image : la forme tableaux, le damier, la ligne-flux (Voir rubrique du numéro 10, p 212).
Lorsque l’on observe le contenu des agencements par constellations, des formes récurrentes se détachent comme des marqueurs narratifs qui donnent son rythme à la constellation : l’image repère est plus visible, elle représente un point duquel émanent plusieurs connexions et autour duquel gravitent plusieurs photographies. Un autre marqueur de rythme est l’utilisation de la « ritournelle » qui tire son nom de sa référence à la musique. Lorsqu’une photographie est réemployée plusieurs fois dans différentes tailles parmi le flux de la constellation, elle prend alors des degrés d’impacts différents selon son positionnement et sa hiérarchisation dans l’ensemble.
Anouk Kruithof, dans son installation « I’ve taken to many photos », propose un agencement par constellation inhabituel, renforçant la valeur métaphorique du terme « Constellation » car elle fixe les images au-dessus de nos têtes, comme sur l’illustration de la page ci-contre. L’interaction avec le spectateur est d’autant accentuée qu’elle nécessite un outil matériel pour voir les images : à l’aide d’un miroir, nous décelons par morceaux, l’agencement fragmentaire qui se dévoile au fil de notre déambulation. Une forme d’intimité se crée dans le processus de découverte des photographies, nous sommes seuls à voir ce que nous voyons, selon l’inclinaison du miroir et notre position dans l’espace. L’interaction entre photographie et spectateur ne passe plus seulement par une projection de la pensée mais par une implication gestuelle active. Nous sommes engagés dans un processus de découverte éphémère qui s’apparente à un jeu, une sorte de chasse aux images. Cette contrainte matérielle à l’observation des photographies questionne le rapport à l’image, habituellement synonyme de facilité, de profusion et d’accessibilité.
Les constellations ont la particularité de mobiliser des images issues du flot visuel du web et des banques de données d’images des artistes. La photographie personnelle côtoie la photographie d’autrui, d’inconnus, pour ouvrir un dialogue et cartographier une ébauche de réflexion. Ce mode d’expression, lié aux réseaux de communication actuels et à la structure des moteurs de recherche, se construit à partir d’une dispersion ordonnée de l’esprit, qui ne se déploie plus de manière linéaire mais selon une arborescence omnidirectionnelle d’images.
Les turbulences politico-sociales du monde contemporain font de l’agencement-constellation un outil de lecture sociale, un partage d’informations à l’ergonomie et à la navigation rendue harmonieuse et lisible par le travail d’association photographique.
Wolfgang Tillmans utilise la photographie dans des agencements-constellations pour questionner visuellement la société. L’artiste propose un état arrêté de la pensée en mouvement sur l’évolution des sociétés contemporaines et leurs paradoxes. Engagé pour la défense des minorités sociales et du progrès, ses démarches ne s’inscrivent pas dans un art militantiste facile, mais en affublant les images d’un caractère métaphorique et symbolique. La complexité et l’ouverture de ses rapprochements d’images permettent de dépasser les idées préconçues, en proposant une perception positiviste du monde. Comme on peut le voir sur les deux illustrations (page.. et page .. / ci-contre, ci-après) entre ses premières œuvres en flux de 1996 et celles de 2018, l’artiste opère un allègement du contenu au profit d’un accroissement de la précision du discours visuel, il met en valeur le caractère conceptuel de la photographie en travaillant sur son rapport d’échelle et de distance vis-à-vis de l’ensemble.
Les agencements par constellations sont un langage propre au XXIe siècle dont l’Histoire est en train de s’écrire.